Eric LAGNEAU a le plaisir d’annoncer la soutenance de sa thèse de science politique, intitulée : « L’objectivité sur le fil : la production des faits journalistiques à l’Agence France-Presse » et dirigée par M. Gérard Grunberg, directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po.
La soutenance aura lieu en public le lundi 25 janvier 2010 à 14 h 30 dans la salle François Goguel de Sciences Po, 56 rue des Saints-Pères, Paris 7e.
Résumé :
Pour quiconque s’intéresse au journalisme contemporain, la notion d’objectivité semble un point de passage obligé, puisqu’elle lui sert en quelque sorte d’étendard, et pas seulement dans le monde anglo-américain qui l’a brandi en premier. Mais le concept s’avère vite piégé. En fait de drapeau, c’est un bout de tissu rapiécé, soumis depuis ses origines au feu nourri d’une mitraille venue de tous les horizons, et qui se révèle d’un maniement sociologique fort peu commode. En dépit des inévitables querelles sémantiques, les questions soulevées à l’occasion des fréquentes controverses ordinaires ou scientifiques sur l’objectivité journalistique sont pourtant au cœur du sujet pour qui souhaite explorer le régime d’énonciation du vrai proposé par le journalisme et mettre en évidence son originalité (plutôt que son infériorité de principe) par rapport à d’autres régimes, notamment celui des sciences sociales (sans parler des « sciences dures »). Dans cette thèse, j’ai choisi délibérément de rechercher les moyens d’interroger scientifiquement la notion pour lui trouver une fécondité heuristique. Je questionne ainsi frontalement l’ambition du journalisme à dire-vrai. De quelles vérités les journalistes sont-ils capables, ou, plus précisément, quels genres de vérités énoncent-ils et dans/à quelles conditions y parviennent-ils ? Voilà les interrogations qui sont au cœur de cette thèse.
Je me suis plus précisément efforcé d’éclairer cet apparent paradoxe à tiroirs : aujourd’hui en France, si on prend au mot ceux que j’ai interrogés, on pourrait penser qu’il n’y a plus grand monde pour croire à l’objectivité journalistique, pourtant :
Journalistes, sources et publics continuent de s’y référer, surtout de manière négative, quand il s’agit de dénoncer des manquements à l’objectivité de la part des professionnels à propos de telle ou telle couverture.
Nombre de médias et de journalistes s’efforcent de tendre vers cet idéal, en se pliant à certaines règles professionnelles.
Des médias et journalistes y parviennent mieux que d’autres, certains même avec un relatif succès qui leur confère une autorité professionnelle indéniable.
Dans une perspective de sociologie pragmatique (ou sociologie des épreuves), en m’efforçant d’éviter certains écueils du socio-constructivisme dans l’analyse de la production des faits journalistiques, je me suis attaché à décrire le plus précisément possible cette action collective consistant à fabriquer une information jugée « objective ». Je propose ainsi un double déplacement du questionnement : du concept aux pratiques, et pour ce faire, du substantif (objectivité) à la forme adverbiale (objectivement) et à l’adjectif (objectif). L’objectivité en pratique, c’est une question de « méthodes » et de « résultats » : les journalistes travaillent plus ou moins objectivement et livrent à l’arrivée des comptes-rendus plus ou moins objectifs. Dans le prolongement de la sociologie américaine du « newsmaking », j’ai pris le parti d’analyser les questions professionnelles pratiques, mais aussi les enjeux politiques, soulevés par l’objectivité en m’intéressant en priorité à ce que les agenciers font très concrètement pour traduire le plus objectivement possible les événements et sujets qu’ils traitent. Comme l’une des auteures les plus représentatives de ce courant de recherche, Gaye Tuchman, j’ai choisi d’analyser le lien entre cette norme et la question de la critique. Si les journalistes font des efforts pour respecter méthodes et procédures incitant à mettre entre parenthèses leur subjectivité ou à cultiver l’impartialité, c’est en effet parce qu’ils anticipent les retours négatifs risquant de compromettre leur réputation, et celle de leur média. La critique est d’une certaine façon intégrée dans le processus de production des faits journalistiques.
L’hypothèse centrale de ma démonstration est cependant, à la différence de ce qu’affirme Tuchman, que le respect de certaines procédures, dispositifs et règles professionnelles permet effectivement aux journalistes de mieux réussir leur formatage des faits journalistiques et de produire des informations plus « objectives ». Plus précisément, on peut la découper en deux hypothèses complémentaires :
Plus les journalistes ont respecté les règles de distanciation professionnelles en procédant à une traduction, plus celle-ci a de chances de résister à des critiques sur son manque d’objectivité, et plus elle a donc de chances d’être jugée au final « objective » (ou à peu près « objective »).
Certains formats de diffusion et de production augmentent considérablement les chances des journalistes de respecter une ou plusieurs règles de distanciation (sans pour autant garantir un tel résultat). Je les appelle formats d’objectivité.
Le choix du terrain d’études pour tester ces hypothèses s’imposait alors presque de lui-même. Les grandes agences de presse représentent en effet une sorte de cas d’école pour l’analyse des formats d’objectivité. Pour une raison qui ne doit rien au hasard, j’ai choisi d’étudier, en alliant entretiens, analyse des formes et des contenus, observation ethnographique et même participation observante, la production des faits journalistiques dans l’une des trois agences mondiales d’information, l’Agence France-Presse. Moi-même journaliste à l’AFP depuis 1995, et étant incontestablement dans un rapport très particulier à mon objet et à mon « terrain », j’ai aussi analysé l’originalité de cette position de « chercheur-indigène », ses avantages et ses inconvénients.
Dans les exemples étudiés dans la première partie de cette thèse, j’ai prouvé que les efforts des agenciers pour se montrer les plus objectifs possible, ou plus exactement pour se conformer à des formats d’objectivité incitant au respect de plusieurs règles professionnelles de distanciation, ne sont pas sans effet sur la qualité de l’information produite. Ainsi j’ai montré que les faits journalistiques ne sont assurément pas des objets naturels que l’on pourrait ramasser simplement en se penchant comme des pierres. Certaines descriptions indigènes (par exemple la « collecte des faits ») sont à cet égard des raccourcis trompeurs. Mais il n’est pas sûr qu’on les définisse de manière beaucoup plus éclairante en les qualifiant de « constructions sociales ». Ils sont plus précisément les produits du travail des journalistes et des formats utilisés. Les faits effectivement sont formatés par l’Agence, mais si ce n’était pas le cas, ces faits ne pourraient pas être vérifiés, ni même sélectionnés et mis en récit (chapitre 1). La production des faits journalistiques peut être décomposé en effet analytiquement en trois opérations souvent mêlées dans la pratique : la vérification (ce sont bien des faits avérés) (chapitre 2), la hiérarchisation/sélection (ils sont suffisamment notables pour être mis en exergue) (chapitre 3) et l’interprétation/cadrage (ils sont présentés en liaison avec d’autres faits et cette relation leur confère un sens) (chapitre 4). Les formats agenciers sont à la fois des instruments et des contraintes pour les journalistes s’efforçant de mener à bien ces trois opérations. J’ai décrit la manière dont les agenciers pratiquent ces opérations, non sans difficulté parfois, mais avec une réussite certes inégale mais indéniable si l’on en juge par la réception de leurs traductions.
D’un point de vue politique, le problème n’est donc pas que les faits soient formatés mais comment, et si l’on peut changer ce comment, pour améliorer la qualité des traductions agencières proposées (et in fine la consistance des débats publics ?). Dans une seconde partie, j’ai exploré les effets de ces formatages et les réactions, surtout les plus critiques, qu’ils provoquent. J’ai souligné d’abord les enjeux de ces controverses en démontrant que l’AFP est une institution journalistique centrale qui exerce souvent une influence notable sur les traductions des autres médias pour les trois opérations de formatage (chapitre 5). Puis j’ai étudié les trois grandes familles de critiques relatives à des défauts d’objectivité que j’ai pu identifié à l’occasion des controverses mettant en cause ces dix dernières années les traductions de l’agence. La première pointe les défaillances ou, du moins, les limites des formats d’objectivité au regard de leur objectif premier qui est de rendre impossible le parasitage des traductions agencières par les partis-pris personnels des journalistes (chapitre 6). La deuxième, plus radicale, met en cause les partis pris liés aux formats eux-mêmes, les formats d’objectivité agenciers étant accusés de produire des « effets pervers » en contradiction avec les objectifs de distanciation recherchés, notamment en avantageant les sources institutionnelles (chapitre 7). La troisième, enfin, dénonce la mise en péril des formats d’objectivité du fait des tentatives pour les adapter à la nouvelle donne médiatique, au risque d’une dérive marchande de l’agence (chapitre 8).
Ainsi, je démontre aussi que le travail des agenciers serait tout simplement incompréhensible si on le réduisait à la mise en œuvre de cette exigence d’objectivité. Quand ils fabriquent les nouvelles, ils doivent aussi composer avec d’autres attentes de leurs partenaires de traduction : par exemple être capables de travailler vite, faire preuve de concision et simplicité dans l’écriture, mais aussi nouer des relations privilégiées avec des sources pour obtenir des informations en exclusivité. Le modèle grammatical de l’action emprunté à Cyril Lemieux et appliqué dans la thèse a permis de saisir les tensions résultant de la difficulté de concilier parfois ces règles de réalisme ou d’engagement avec les règles de distanciation. Ces tensions n’empêchent pas, en général, les agenciers de satisfaire les trois opérations nécessaires au formatage réussi des faits journalistiques (établir leur véracité, les hiérarchiser et les mettre en lien), même s’il leur faut souvent trouver des solutions pratiques pour tenir compte de l’inégale adaptation des occurrences du monde à leurs formats. Ils courent néanmoins toujours le risque de rater leur traduction en donnant la priorité à ces contraintes ou engagements, au détriment du respect attendu d’une règle de distanciation, et compromettre alors leur réputation d’objectivité, et celle de l’agence.
Le principal mérite de ma méthodologie est de rendre compte de la relative efficacité de cette solution agencière de l’objectivité par les formats, tout en soulignant ses limites et de ses difficultés. Sceptique sur les effets positifs des rituels d’objectivité, Tuchman relèverait sans doute que les formats d’objectivité agenciers n’offrent pas non plus de garantie totale en la matière. Elle paraît toutefois confondre dans son opprobre formats d’objectivité et règles de distanciation elles-mêmes. Mon modèle d’analyse, parce qu’il insiste au contraire sur la distinction entre formats et règles, permet de comprendre les critiques adressées aux premiers, assurément imparfaits, à partir des secondes. Au terme de l’analyse des récentes mises en cause de l’AFP, il apparaît que la limite la plus évidente des formats d’objectivité ne tient pas à leur difficulté à neutraliser entièrement la subjectivité des rédacteurs. Cela ne surprend pas si l’on veut bien se rappeler que ce ne sont pas les formats qui traduisent, mais des journalistes, à l’aide (et sous la contrainte) de formats. La plasticité – variable – et la souplesse d’usage de ces formats, encouragent certes des écarts de style mais elles sont aussi la condition de traductions agencières plus pertinentes.
Non, cette limite résulte avant tout d’une ambivalence fondamentale des formats d’objectivité eux-mêmes. À travers eux, il ne s’agit pas seulement pour l’AFP de mettre en place un dispositif qui contraigne les journalistes à être « vertueux », l’effort de distanciation devenant d’une certaine manière une question de réalisme. Les formats agenciers sont aussi conçus pour contraindre (et aider) les journalistes à travailler rapidement et à répondre aux nombreuses autres attentes de la clientèle, qui ne se limitent pas à obtenir une information exacte et impartiale. Ils sont donc « grammaticalement impurs », n’étant pas définis seulement par des considérations relevant des exigences de distanciation. Ils conduisent parfois les agenciers à se montrer, insuffisamment distanciés dans leurs traductions par excès de réalisme.
Il découle en effet de cette « impureté » deux conséquences importantes du point de vue de la revendication d’objectivité de l’AFP. Le souci d’efficacité industrielle inscrite également dans les formats rend en effet les agenciers particulièrement dépendants des sources institutionnelles pour la réussite de leurs formatages. C’est d’une certaine façon le prix à payer pour l’influence considérable de l’AFP dans le système médiatique français. Les formats d’objectivité n’encouragent pas avec autant de bonheur au respect de toutes les règles de distanciation. Nous avons montré que celle de la conservation de l’initiative pouvait plus facilement être relativisée par les journalistes de l’agence quand ils sont confrontés à ces sources institutionnelles. La dépendance à ces sources rend dès lors plus délicat le respect d’une autre règle de distanciation, celle de la polyphonie, se traduisant par un exercice imparfait du pluralisme dans les formatages agenciers.
Le respect de certaines règles de distanciation peut également se retrouver menacé par une évolution du style et des formats agenciers, sous l’effet d’un réalisme économique croissant dont cette entreprise de presse était jusqu’à présent relativement préservée. Ces transformations importantes répondent à la mutation profonde des mondes du journalisme et à la remise en cause du modèle économique des agences et j’ai pris garde à ne pas les décrire d’une manière exclusivement négative. J’ai néanmoins relevé que l’incitation à raccourcir les délais de traduction empêche parfois les journalistes d’honorer la règle du recoupement, et met en danger leur fiabilité, pourtant au cœur de la réputation d’objectivité des agences. Ils sont aussi invités à s’aligner davantage sur les attentes des clients ou les choix des concurrents d’une manière qui risque de compromettre leurs chances de conserver l’initiative dans la hiérarchisation et le cadrage des informations produites. Le risque est même de les voir perdre en partie la maîtrise de la définition des formats et leur capacité à relativiser, si nécessaire, la règle du respect de ces formats. Cette « tyrannie des formats », surtout lorsqu’ils favorisent moins la distanciation, menace le fragile équilibre du compromis agencier. Une telle transformation s’opérant de manière conflictuelle, comme le montre l’actuel débat sur la réforme du statut de l’AFP, les agenciers tentent d’apporter des réponses, individuelles ou collectives, aux aspects négatifs (pour leur capacité à traduire de manière distanciée) de certaines de ces évolutions. Compte tenu de l’importance de l’agence dans le fonctionnement du système médiatique français (et à un degré moindre, international), les enjeux politiques de ces luttes pour de meilleurs formats « afpiens », et une meilleure maîtrise de ceux-ci, sur la qualité du débat public (pluralisme, diversité et pertinence des données et sujets de discussion…) sont loin d’être négligeables.
Le jury sera composé de :
M. Bruno LATOUR, Professeur des Universités à l’IEP de Paris
M. Rémy RIEFFEL (rapporteur), Professeur des Universités à Paris-II (IFP)
M. Erik NEVEU (rapporteur), Professeur des Universités à l’IEP de Rennes
Mme Brigitte LE GRIGNOU, Professeure des Universités à Paris-IX Dauphine
M. Cyril LEMIEUX, Maître de conférences à l’EHESS
M. Gérard GRUNBERG, directeur de recherche au CNRS