Matière et esprit du journal

16-02-2010

Le discours de la forme dans la presse, de la Gazette à Internet

Colloque organisé par

le CRIMEL (Université de Reims) et le GRIPIC (Celsa Paris-Sorbonne)

les 11 et 12 mars 2010, à la Médiathèque de Troyes

avec le soutien du REJ

Laboratoire des formes et des discours, la presse enregistre depuis sa création les évolutions techniques et culturelles qui affectent les modes de l’échange intellectuel. D’une « révolution » l’autre, le journal, la « feuille », le quotidien, le site d’information réservent des espaces éditoriaux à la mise en discours des contraintes liées à la diffusion du discours journalistique, et à « l’objet journal » lui-même. Ce colloque prendra pour objet ces métadiscours médiatiques, où se formule le regard que les journalistes eux-mêmes portent sur les spécificités et sur les mutations de l’outil qu’ils utilisent. Il s’agit de s’interroger sur la permanence, dans la presse, d’un discours de la forme, qui occupe des espaces variés, et se reconfigure au fil des mutations historiques.

Beaucoup d’études ont été consacrées, au cours des dernières décennies, à l’histoire du livre en tant qu’objet matériel. Les chercheurs se sont ainsi intéressés à la fois aux conditions de production et de diffusion des ouvrages, et à leur présentation proprement dite (évolution des formats, des supports, de la mise en page, des procédés d’impression etc.). L’arrivée de l’électronique a certainement contribué pour partie à ce mouvement d’intérêt : comme le constatait récemment Michel Melot, on a voulu connaître davantage, pour mieux le protéger, cet « objet sensible que l’on croyait menacé[1] ».

L’histoire matérielle du journalisme a elle aussi fait l’objet d’ouvrages et de manifestations scientifiques ces dernières années. Toutefois, la pratique métadiscursive des journalistes eux-mêmes a rarement été envisagée de manière systématique. Or, la prise en compte de ce métadiscours nous paraît primordiale, à une époque où le succès de la presse gratuite et plus encore le développement d’Internet imposent au journalisme des transformations majeures. Les acteurs de ce nouveau média comme les journalistes de la presse papier sont évidemment amenés à juger, au sein même de leurs écrits, des mutations qui affectent à la fois leurs pratiques rédactionnelles et la relation qu’ils entretiennent avec le public. Il nous semble en outre possible de montrer que, depuis l’apparition de la presse, les journalistes ont toujours dû s’interroger sur les potentialités de l’objet journal comme sur les contraintes qui pèsent sur lui. La question du support et de la présentation matérielle a en effet joué un rôle déterminant dans l’histoire du journalisme, et ce bien avant l’apparition des nouvelles technologies de l’information. Ainsi, sous l’Ancien Régime, la naissance d’une nouvelle catégorie de périodiques s’est en général accompagnée du choix d’un format et d’une présentation spécifiques. L’exemple de la France est de ce point de vue très révélateur dans la mesure où, aux trois grands journaux à privilège créés au XVIIe siècle[2], correspondent un support et une mise en page distincts. De même, l’irruption au siècle suivant d’un journalisme au ton nouveau, plus libre et plus personnel, s’est caractérisée par le recours à la forme fragile et légère de la feuille volante. Ce lien entre forme, format et contenu s’est maintenu au XIXe siècle, lorsque la presse écrite a connu sa montée en puissance, et au XXe siècle, lorsqu’elle a dû affronter la concurrence de nouveaux médias. Ce métadiscours apparaît même aujourd’hui comme un enjeu pour tous les producteurs de l’information, puisque les discours à propos de l’internet prétendent que ce dernier deviendrait le média global, enchâssant et incorporant l’ensemble des formes médiatiques déjà instituées.

Le rapport du support à la forme a donc été historiquement déterminant : la colonne de l’article, le rez-de-chaussée de la Une, les pavés ou les bandeaux… Au-delà de la contrainte formelle, des cadres physiques dans lesquels s’inscrit l’information, ce sont les formes journalistiques, au sens rhétorique du terme, qui se sont déployées (articles, feuilletons, brèves…). La forme a ainsi déterminé une pratique à travers un “sens formel”. Nous voudrions, dans le cadre de ce colloque, envisager l’imprégnation du discours journalistique par cette conscience de la forme. Quelle conscience les praticiens (journalistes, maquettistes, typographes…) ont-ils du “sens formel” qu’ils élaborent, comment l’abordent-ils ? Le journalisme est-il vraiment cet atelier d’écriture culturel si souvent évoqué à propos d’Internet ? Comment dès lors envisager les enjeux du “sens formel” de la pratique journalistique ?


[1] « Les vertus du livre à l’heure du multimédia », colloque dirigé par Michel Melot et Pascal Lardellier, Demain, le livre, Paris, Éditions de l’Harmattan, 2007, p. 19.

[2] Il s’agit de la Gazette, lancée en 1631, du Journal des savants, fondé en 1665, et du Mercure galant, qui fait son apparition en 1672.

Médiathèque de Troyes. Salle de conférence.

 

RÉSUMÉS DES COMMUNICATIONS

Ouverture, par Adeline Wrona (Celsa Paris-Sorbonne) et Alexis Lévrier (Université de Reims)

SÉANCE 1 : L’invention d’un objet éditorial : le périodique ancien

François Moureau (Université Paris Sorbonne, Paris 4), Du Mercure galant au Mercure de France : structure et évolution éditoriales (1672-1724)

The history of the Ancien Regime French press is closely associated with the monopoly system elaborated by the minister Jean-Baptiste Colbert in the early years of Louis XIV’s reign. The various sectors of information were entrusted solely to periodicals : political information to Gazette, scientific information–broadly speaking–to the Journal des savants, cultural information (again, in a broad sense) to the Mercure galant, which later became Mercure de France. Privileges were only given to reliable individuals. Although the system was subsequently split up, it endured until the French Revolution in 1789.

Marion Brétéché (Université Paris Sorbonne, Paris 4), Entre histoire et actualité : le pari des mercures historiques et politiques (1686 – 1730)

La publication à Leyde en juillet 1686 de l’Histoire Abrégée de l’Europe[1] inaugure l’apparition d’un nouveau genre journalistique promis à un bel avenir durant tout le XVIIIe siècle. Les périodiques qui s’y rattachent proposent chaque mois à leurs lecteurs un compte-rendu des événements politiques européens, accompagné de « réflexions » et de documents explicitant ces nouvelles[2]. Bien que ni les contemporains ni l’historiographie n’aient proposé une formalisation du genre, les similitudes de contenu et de forme entre ces différentes publications permettent d’identifier une unité et de proposer un qualificatif générique, celui de « mercures historiques et politiques ». La nouveauté des mercures repose sur plusieurs spécificités : une périodicité plus longue que celle des gazettes, une perception expressément européenne des phénomènes politiques décrits et surtout la présence de commentaires et d’interprétations des événements. Ces traits distinctifs sont soulignés par les auteurs, notamment au fil de péritextes qui insistent sur la mise à distance du genre d’avec la pratique journalistique des gazettes et au contraire sa proximité avec l’histoire. Étudier la matérialité et le discours auctorial consacré à la forme de ce genre nouveau s’impose donc comme un vecteur incontournable pour comprendre la nature même de ces écrits en tant qu’ils sont à la fois une entreprise éditoriale singulière et un discours sur les événements politiques européens de la fin du XVIIe siècle.

Pour ce faire il convient d’interroger la façon dont les auteurs articulent la création d’un nouveau type de périodiques politiques et la mise en place d’une présentation journalistique originale. Car mettre en relation le contenu et la forme de ces mensuels permet de mieux comprendre la nouveauté du genre – tant dans la forme que dans le fond – mais aussi comment il se définit en négatif. Analyser les « effets d’histoire » tant matériels que narratifs présents dans ces écrits ainsi que les « effets de journalisme » rend signifiant l’ambiguïté du genre tout en mettant en évidence les contraintes imposées par un traitement mensuel de l’actualité. Par ailleurs, la forme même de ces périodiques s’impose comme un argument de vente voire comme un instrument employé par les auteurs pour renforcer leur argumentaire. L’étude matérielle de la mise en écriture et de la publication des événements retranscrits dans ces périodiques rend ainsi visible l’appréhension politique d’hommes de plume au parcours singulier et nous renseigne plus largement sur l’imaginaire politique du temps.

À terme cette étude des mercures qui croise les questions de la matérialité et des discours auctoriaux devrait permettre de faire apparaître les influences réciproques que le journalisme et l’histoire ont pu entretenir en cette fin de XVIIe siècle mais aussi de s’interroger sur les significations et fonctions de ces pratiques hybrides d’écriture, notamment dans le champ de l’histoire politique.


[1] [Bernard (Jacques)], Histoire abrégée de l’Europe…, Leyde, C. Jordan, 1686 – 1688, mensuel, 7 vol. semestriels in-12.

[2] On peut notamment citer le Mercure historique et politique, les Lettres sur les matières du temps, les Lettres historiques ou encore L’esprit des cours de l’Europe.

SÉANCE 2 : Entre la feuille et le livre

Jean Sgard (Université Stendhal, Grenoble 3), Le Pour et contre feuille à feuille

Tous les journalistes composent sous la contrainte du nombre de pages (les « feuillets ») ou de lignes, ou de signes. Prévost, dans le Pour et Contre, compose par feuilles de 24 pages de 1000 signes. Comme on ne connaît que la collection en volumes reliés de 15 feuilles, la publication paraît parfaitement régulière ; or la réalité est tout autre : Prévost compose, improvise, juxtapose dans le désordre, et son éditeur, Didot, harmonise après coup. Si l’on étudie la composition des contes et nouvelles, qui sont exclusivement de Prévost, on constate qu’il se plie rarement au format de 24 pages. Le plus souvent, il affecte de trouver la feuille trop courte ; mais on observe que cette contrainte lui fait inventer un nouveau type de conclusion évasive, mystérieuse, à laquelle il doit ses plus beaux effets. Souvent aussi, il répartit la nouvelle sur plusieurs numéros ; il invente alors une formule de nouvelle périodique ou de feuilleton avant la lettre, comme s’il était tributaire de l’information externe. Et s’il prolonge la nouvelle sur deux numéros, c’est souvent dans la « suite » que l’on trouvera l’essentiel : un romanesque exubérant, ou un raccourci tragique, ou un mystère impénétrable. Autrement dit, Prévost joue avec la contrainte matérielle de la feuille, à laquelle il se soumet rarement, et s’il y fait si souvent allusion, c’est plutôt pour créer un « effet journal ».

Amandine Lefèvre (Université de Reims), La Bigarrure, un journal à la page ?

En 1749, Mouhy crée La Bigarrure, un périodique, semblable aux journaux d’Ancien Régime, mais qui, étudié plus avant, révèle toute sa particularité. L’auteur du Masque de fer est rédacteur à partir du premier numéro, daté du 10 septembre 1749, jusqu’au milieu de 1750, période à laquelle cessent les attaques contre Voltaire. Avec le tome IV, il est en outre possible de noter un changement de titre et de présentation qui pourrait témoigner d’un changement de rédacteur. Cet hebdomadaire irrégulier, qui annonce pourtant une parution tous les jeudis, ouvre chaque tome par une citation tronquée de Juvénal : Quidquid agunt homines, hujus farrago Libelli Et quando uberior Vitiorum copia ? qui souligne l’esthétique mélangée du « petit livre ». Le titre programmatique La Bigarrure n’hésite pas à jouer avec les attentes du lectorat, et par le titre même du journal, la question du discours de la forme s’impose. Dès les premières feuilles, le « babillage » est revendiqué et la discontinuité invoquée et évoquée provoque le désordre, ce qui se traduit d’un point de vue matériel sur le support et la forme. Mais la contradiction de la publication par tomes (hypothèse que nous retiendrons, en nous référant à la notice de Jean Sgard dans le Dictionnaire des Journaux) dessine une bigarrure qui n’est pas réelle, puisque le volume supplante la feuille volante. Il subsiste néanmoins une discontinuité dans la forme propre à l’écriture du périodique, avec un caractère fragmenté, en lien avec la matérialité et le support. Les journaux qui assument la discontinuité sont rares et la tentation du discours continu est tout à fait prégnante : cette attente de la forme non réalisée constitue dès lors un aspect déceptif pour le lecteur.

Cet article propose d’explorer le métadiscours médiatique à travers la question du support, ainsi que dans l’esthétique de la bigarrure et de l’assemblage. Prenant le journal « à la lettre », nous avons voulu nous interroger sur la place réservée au métadiscours à l’intérieur même de ce périodique.

SÉANCE 3. Aux marges du périodique ancien

Suzanne Dumouchel (Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3), Les préfaces des périodiques littéraires : Lieu d’une réflexion consensuelle sur la pratique de journaliste ? » : (1730-1777)

Au XVIIIe siècle, l’appellation « périodique littéraire », qui regroupe de nombreux journaux spécialisés dans la critique littéraire, renvoie à des réalités bien différentes, d’un point de vue formel autant qu’idéologique. Un nouveau « genre » de périodique se développe. Il donne lieu à de nombreuses réactions de philosophes et intellectuels de tous bords. Les rédacteurs de ces journaux sont confrontés à des critiques virulentes qui mettent en question la légitimité de leur pratique de journaliste et de critique. Face à ces attaques, les journalistes littéraires ripostent et développent une certaine conception du journal littéraire. Y a-t-il consensus entre les différents journalistes ou, au contraire, chacun propose-t-il une conception personnelle du périodique littéraire ? Voilà la question à laquelle nous avons essayé de répondre. Et en effet, malgré des périodiques fort différents, et des conceptions de la littérature parfois opposées, l’examen des préfaces[1] montre que les journalistes défendent leur activité de façon sensiblement identique. Finalement, la préface est le lieu où s’atténuent les différences formelles, structurelles et idéologiques dans les périodiques. Il n’y a pas de réelle ligne éditoriale spécifique ébauchée dans les préfaces, contrairement à nos périodiques actuels. Celle-ci se met en place directement dans les volumes tandis que la préface apparaît comme un « manifeste » en faveur de l’écriture périodique et de la critique littéraire. Les périodiques qui ont été retenus pour cette étude ont été choisis pour leur variété et leur impact sur la société de l’époque (Le Mercure de France, l’Année littéraire, le Pour et Contre, le Nouvelliste du Parnasse, et le Journal des Dames).


[1] Nous parlerons, pour plus de commodités, de préface mais les journalistes intitulent indifféremment leurs para-textes « avant-propos », « avis au lecteur », « avis du libraire », « avertissement », etc.

Sébastien Drouin (EPHE), Le rédacteur et l’informateur. L’Histoire critique de la République des Lettres au prisme de la correspondance entre Samuel Masson et Pierre Des Maizeaux

L’Histoire critique de la République des Lettres est un périodique paru à Utrecht, puis à Amsterdam, de 1712 à 1718. Son principal rédacteur, le ministre presbytérien Samuel Masson, en fut le principal rédacteur. Samuel Masson, dont le frère Jean était précepteur des enfants de Gilbert Burnet, fut très tôt sensible à l’importance de recevoir des nouvelles d’Angleterre. À ce titre, la correspondance qu’il échange avec le Huguenot Pierre Des Maizeaux, qui avait immigré à Londres, est riche de renseignements lorsque l’on s’intéresse aux diverses questions d’ordre pratique qui occupent les journalistes durant les premières décennies du XVIIIe siècle. Cette correspondance permet en effet de mieux comprendre les impératifs matériels auxquels les journalistes d’alors étaient confrontés : délais de la poste, mauvais temps, lenteur des imprimeurs, etc. Leurs échanges permettent à ce titre d’observer comment, dans l’antichambre d’un périodique, s’élabore et se modifie la rubrique des nouvelles étrangères et, dans le cas qui nous occupe, la rubrique des nouvelles d’Angleterre. Nous envisageons à ce titre d’étudier l’ensemble des métadiscours médiatiques présents dans l’Histoire critique de la République des Lettres et de les confronter aux échanges confidentiels entre Masson et Des Maizeaux. Il apparaîtra de cette analyse que les journalistes de l’époque, qui doivent souvent composer avec les risques de polémique avec d’autres périodiques (ici le Journal littéraire et les Nouvelles littéraires) modifient souvent les configurations de certaines rubriques des périodiques, et ce, afin de laisser plus de place aux emportements d’une parole vindicative qui pourtant, dans l’intimité de la correspondance, paraît souvent plus tempérée.

SÉANCE 4. La stabilisation du modèle périodique au XIXe siècle

Gilles Feyel (Université Paris 2, IFP), Aux origines des effets de mise en page : le système rubrical et son évolution, des gazettes à la presse d’opinion du premier XIXe siècle

Depuis le temps des premières gazettes, l’objet journal est un espace-papier construit de manière à ordonner l’information, mais aussi à en faciliter la lecture selon un contrat tacitement passé entre le journaliste et ses lecteurs. Avant même l’emploi du mot rubrique dans le sens journalistique qu’il a aujourd’hui, on peut véritablement parler d’un « système rubrical » dans lequel la succession des rubriques, leurs effets de mise en forme et de mise en page sont consubstantiels au contenu proposé à la lecture. Avant même l’adoption des paragraphes et des alinéas par les livres au début des années 1630, les premières gazettes allemandes et hollandaises ont un texte fragmenté en « nouvelles » qui sont déjà de véritables rubriques. Dès 1631, la Gazette de Renaudot présente un « système rubrical » complexe, fait de trois « cahiers » spécialisés présentant des suites de « nouvelles » tout autant que des récits autonomes plus longs, proche de ce qu’on peut appeler aujourd’hui des reportages. Au XVIIIe siècle, avec la multiplication des Affiches, annonces et avis divers, puis la création du Journal de Paris, les journalistes rubriquent un contenu de plus en plus diversifié, d’où une mise en ordre de l’information de plus en plus soigneuse, où entrent en jeu les formats, les colonages, les titres de rubrique, etc. Pendant la Révolution, l’emploi des trois formats in-4°, in-8° et in-folio, et l’épanouissement de la périodicité quotidienne provoquent une diversification des « systèmes rubricaux », mais ces effets de mise en ordre de l’information et de l’opinion sont plus ou moins heureux ou aboutis. Les contraintes du monopole postal et celles des modes d’impression, accrues par la fiscalité du timbre à partir de 1797, le statut de journaux-institutions endossé par la presse d’opinion, de même que les modes de lecture collective ou particulière empêchent les journaux du premier XIXe siècle de faire preuve de trop de liberté dans l’évolution de leur « système rubrical ». Il faudra attendre Emile de Girardin pour voir la presse se libérer lentement des contraintes du « journal-institution », mais ceci est une autre histoire.

Yves Lavoinne (CUEJ, Université de Strasbourg), L’espace du quotidien : les enjeux de l’innovation (1802-1875)

Pour expliquer et justifier le changement des formes du quotidien, les discours se multiplient dans le deuxième quart du XIXe siècle. La matérialité de l’objet journal (résistance du papier, qualité des caractères surtout) y occupe une place modeste d’argument de promotion. Surplombant le « feuilleton », le filet horizontal constitue entre politique et littérature une frontière dont les feuilletonistes, tel F. Soulié, moquent la fragilité. Surtout, quand le roman accède à cet espace, Balzac et Nerval dénoncent la substitution du roman à la critique, soit la mutation de l’identité du journal qui de médiateur littéraire devient diffuseur. Mais, en 1844, Girardin se félicite d’avoir donné un nouveau et vaste public à la littérature. Fin 1827, accordant plus de place aux annonces, Le Journal des DébatsDébats soulignent justement leur volonté de donner plus d’information : « grands procès », critique des « livres les plus importants ». Du format, Girardin (1844) fait une question centrale avec un double enjeu : social (satisfaire les intérêts des diverses catégories de lecteurs) et politique (autoriser l’impartialité). Ces évolutions questionnent l’identité du journal : quel quotidien pour quel lecteur ? Un modèle universel, compromis entre les intérêts et les goûts de « toutes les classes de lecteurs » ou bien un journal spécialisé s’adressant à une catégorie particulière ? Paradoxe du journal dont l’évolution de la forme traduit l’enrichissement controversé de son contenu : à mesure que, thématiquement plus universel, il s’agrandit, il déçoit davantage chacun. invoque la demande des industriels et des commerçants. Or, dès la décennie suivante, le souci, manifesté dans le métadiscours, de démontrer qu’il n’y a aucune réduction de l’espace informatif, puisque que les annonces sont hors d’œuvre, à la fin du numéro, révèle le sentiment de dépossession des lecteurs devant cette usurpatrice, la réclame. Agrandissant leur format en 1837, les

Guillaume Pinson (Université Laval, Québec), La Une à la Une. Reproductions de Unes dans les ouvrages sur le journalisme vers 1900

La reproduction de Unes, dans des ouvrages consacrés au journalisme à partir des années 1870, accompagne significativement l’évolution du métadiscours médiatique au XIXe siècle. Dans la majeure partie du siècle en effet, le discours social consacré au journalisme (essais, mémoires de journalistes, fictions, historiographie, etc.) porte essentiellement sur le contenu des périodiques, sur leur orientation politique et sur la tension qui existe entre littérature et journalisme. De manière générale la représentation du journal est encore parcellaire. Les causes de cette lacune sont autant la nature anecdotique et fictionnalisée des textes des journalistes décrivant leur métier que la perception générale que le journal est un objet complexe, qu’il est difficile d’isoler et d’appréhender dans son entièreté. Or, la reproduction de Unes de journaux quotidiens sous la forme de fac-simile, qui est une pratique que l’on voit apparaître dans les années 1870 dans diverses sources (les annuaires d’Avenel, l’historiographie, certains ouvrages consacrés au journalisme, par exemple Chambure 1914) participe d’une tentative de répondre au défi de la représentation du journal ; en portant désormais l’attention sur la matérialité de l’objet imprimé, le procédé permet de circonscrire la représentation du journal, d’en faire un véritable objet. Étant avant tout visuel, ce procédé nécessite l’adjonction de commentaires écrits, lesquels ne portent pourtant généralement que très peu sur l’aspect matériel et visuel des journaux. Néanmoins, dans ces commentaires critiques et explicatifs, il apparaît évident que la mise en page est désormais un élément essentiel de l’identité de l’objet périodique, et que la matière du journal peut servir à représenter le journal. Cette réflexivité paraît déterminante et nouvelle. À partir de ce moment, le fac-simile devient un élément quasi incontournable du commentaire ou de l’inventaire du journal. Sa signification s’établit sur deux plans complémentaires : d’une part l’émergence d’une identité purement visuelle où les différents éléments typographiques de la Une deviennent signifiants, et d’autre part, la montée de la Une comme signature visuelle du journal et signe d’un moment de l’histoire médiatique. Aussi, par extension, grâce à la fidélité du fac-simile la Une se présente comme un document suggestif de l’histoire nationale. Le XIXe siècle tardif voit ainsi poindre un procédé typique de l’imaginaire social dans la mise en scène de l’histoire où l’événement mémorable s’agrège à sa représentation journalistique, qui en devient l’« illustration ».

SÉANCE 5. La relation périodique : le journal et ses lecteurs au XIXe siècle

Julien Schuh (Université de Reims), « Aux lecteurs » : discussions formelles dans les avis, premiers-Paris et éditoriaux (1836-1901)

La Une, par son format, par ses choix typographiques, par la manière dont sont agencés ses rubriques, impose une certaine réception. Les remaniements de maquette font souvent l’objet de discours explicatifs de la part des rédactions, qui justifient leurs choix et orientent le lecteur dans la nouvelle configuration donnée à l’information ; ils sont aussi les conséquences de modifications des normes mêmes de la lecture, des attentes des lecteurs du journal, de leurs système de valeurs. Le dépouillement des Unes de deux journaux très différents permet de mettre à jour les horizons d’attente des publics et la réactivité des rédactions, et de mesurer le pouvoir des lecteurs sur la forme de leurs périodiques. Le Siècle, qui signe en 1836, avec La Presse, la naissance de la presse industrielle payée par la réclame, est un journal politique, républicain ; Le Figaro, fondé en 1854, est au contraire un journal non-politique, basé sur un tout autre modèle, celui des petits journaux ; il reprend un titre ancien, pour s’affirmer conservateur et aristocratique. L’écart sociologique entre ces deux publications se confirme dans leurs maquettes, et dans la manière dont elles sont justifiées auprès du public. Le Siècle, dans une position dominante, tend à imposer son format au lecteur, quitte à revenir rapidement à des formules anciennes quand ses choix, non concertés et souvent brutaux, se révèlent désastreux au niveau des ventes et des abonnements. Il peine à entrer en adéquation avec les valeurs de son lectorat, et disparaît en 1932, après une chute continuelle de ses ventes depuis 1870. Le Figaro, lui, joue sur une forme de relation aristocratique et privilégiée avec son public, souvent appelé à voter pour entériner les modifications formelles. Les explications des remaniements de maquette sont très présentes, sur le ton de la discussion de bon ton entre entrepreneurs. Sa forme se fixe à la fin des années 1870, avec le ralliement de la rédaction à la République : la stabilisation politique entraîne une stabilisation des valeurs et par conséquent de la maquette.

Amélie Chabrier (Université Paul Valéry, Montpellier III). Les chroniques de Timothée Trimm dans Le Petit Journal  : une défense et illustration de la chronique populaire

Léo Lespès (1811-1875) est un journaliste qui, sous le pseudonyme de Timothée Trimm, a connu un succès retentissant en signant l’article à la « une » du premier quotidien populaire, Le Petit Journal, entre 1863 et 1869. Sa chronique est un témoignage des métamorphoses du journal à l’aube de son entrée dans l’ère des mass medias. En effet, son apparition se situe dans une période de transition de l’histoire de la presse.

Les métadiscours y sont omniprésents et interviennent de plusieurs façons, allant de l’allusion ponctuelle jusqu’à constituer la matière même d’une chronique. Au fur et à mesure qu’il observe des mutations dans la presse ou qu’il introduit des changements dans la poétique de l’article, Trimm les commente. Ainsi des sujets comme l’illustration, le courrier des lecteurs, les innovations techniques de l’imprimerie ou la typographie sont abordés. Ces réflexions semblent montrer que Trimm a toujours pris en compte l’influence de la matérialité du support sur la réception et considéré son article comme un laboratoire de formes.

Dans un usage traditionnel, le journaliste utilise ces métadiscours pour convaincre les critiques du bien-fondé de sa démarche novatrice, notamment de son utilisation de l’alinéa, dans une sorte de « défense » d’un nouveau type d’écriture. Cette pratique lui permet de faire face aux nombreux commentaires péjoratifs en légitimant son entreprise, d’où parfois un aspect polémique. Au fil de ses chroniques se lit un « art poétique » de la chronique populaire, qui marque la lucidité de Trimm envers l’évolution des médias. Mais les métadiscours sont également un moyen d’illustrer la modernité médiatique de l’entreprise trimmienne : intégrés au discours premier, ils deviennent constitutifs de l’article.

SÉANCE 5. Le journal à l’heure de la concurrence médiatique

Martine Lavaud (Université Paris Sorbonne, Paris 4), La photographie au quotidien : le cas de L’Excelsior (1910-1940)

Né le 16 novembre 1910 et paru pour la dernière fois le 29 mai 1940, Excelsior, quotidien français illustré de photographies, se présente comme un événement médiatique majeur, un périodique expérimental se livrant à la manie autoévaluative d’un métadiscours à ciel ouvert et clairement polymorphe (trompette éditoriale, métadiscours photographique, bilan commémoratif…). L’expérience canularesque de la « page à l’envers », l’éphéméride métadiscursif appliqué à l’interminable agonie de Tolstoï, du 16 novembre au 12 décembre 1910, sont deux exemples de la distance métacritique et autoparodique d’une feuille résolument expérimentale qui privilégie deux propriétés : la systématisation du principe de l’instantané qui favorise les formes brèves (légende, dépêche, brève, billet…) et la tension de la photographie vers le découpage cinématographique ; la secondarisation de l’événement au profit du dispositif professionnel mis en œuvre pour le capturer. Certes Excelsior doit résoudre un double conflit interne : non seulement le métadiscours est brouillé par le discours promotionnel auquel il participe, si bien qu’il est parfois difficile de démêler la mise en scène publicitaire de l’objectivité expérimentale, mais encore, s’il régénère le périodique, il contrarie en retour la stabilisation du système qu’Exselsior se cherche. Du reste son épuisement, à partir de 1913, signale un « calage » formel en même temps qu’un affaiblissement de la capacité de réinvention. Il n’empêche : la réactualisation permanente, l’affirmation d’humilité, l’exhibition simultanée des difficultés techniques et des marques d’un succès inespéré, le métadiscours humoristique…constituent quelques propriétés d’un laboratoire médiatique de tout premier ordre dont le Paris Soir de Jean Prouvost, en 1932, saura s’inspirer.

Émilie Roche (Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3), Formes et formules du Nouvel Observateur et de L’Express : histoire de deux métadiscours parallèles.

Cet article propose d’envisager la question de l’imprégnation du discours journalistique par la conscience de la forme à partir d’un corpus de deux hebdomadaires d’information français L’Express et Le Nouvel Observateur entre 1950 et 1975. Autour des thématiques de l’innovation, de la contrainte et de la forme, nous proposons une étude diachronique des discours des journalistes sur les changements formels dans les deux hebdomadaires.

Dès leur création en 1951 et 1953, Le Nouvel Observateur, alors France Observateur, et L’Express ont des projets rédactionnels et formels très forts. L’histoire et les discours des journalistes de ces deux hebdomadaires sur les évolutions formelles se croisent et s’interpénètrent. Ils nous autorisent à les étudier en parallèle. Dès leurs débuts, les journalistes des deux rédactions ont mené une réflexion sur les enjeux, à la fois éthiques, politiques, concurrentiels du sens formel de la pratique journalistique. Ils ne cesseront de le faire.

Nous distinguons deux périodes particulièrement fécondes dans la réflexion et la production des métadiscours sur la forme dans L’Express et Le Nouvel Observateur : les années de création (1950-1960) et les années de crise et de refonte (1960-1970).

Annick Batard (Université Paris 13), Les discours de justification dans la presse écrite généraliste. Identité collective, honneurs et difficultés des métiers du journalisme en cas d’innovation ou de crise

Notre article interroge les métadiscours de la presse qui, s’ils ne sont pas les plus fréquents, ne sont pas absents pour autant, et se trouvent convoqués principalement en deux occasions, les innovations et les moments de crise ou de remise en cause. Notre première partie examine respectivement l’occasion des nouvelles rubriques, celle des nouvelles formules (au Figaro, à Libération et au Monde) et enfin celle de livres sur le métier lié à l’exercice dans un journal (à travers Le livre de style du ‘Monde’). Ces moments, peu fréquents et structurants, s’accompagnent de discours de justification sur la nécessité pour le journal de tenir compte d’une société qui change, l’importance de l’équipe et du collectif, ainsi que la volonté de transparence et de dialogue avec les lecteurs, mais aussi sur les difficultés financières du journal. La seconde partie interroge les moments de crise ou de remise en question, avec la publication de livres à charge (notamment La face cachée du ‘Monde’ de Péan & Cohen), des plans de redressement et de réorganisation et enfin, l’arrivée de d’Internet et de nouvelles formes éventuelles. Les attaques contre le journal de référence qu’est Le Monde conduisent à de nombreuses réactions, collectives ou individuelles, de la part des journalistes du quotidien, mais aussi des confrères, que l’affaire ne laisse pas indifférents. Plans de redressement et de réorganisation sont une fois de plus, l’occasion d’exprimer les difficultés financières et la réflexion collective autour des décisions prises. Le making-of sur papier de Libération (en 2007) et les journalistes du quotidien qui commentent leurs prises de position sur internet (en 2010), participent d’une volonté de monstration du journal en train de se faire.

Le fond des discours de justification change assez peu depuis ces trente dernières années : crise de la presse, innovations du fait des changements de la société et par souci de proximité avec les lecteurs, transparence…et curieusement sont assez proches dans leur argumentation, que ce soit un moment d’innovation ou, à l’opposé, de crise. Les formes, elles, se renouvellent parfois, notamment avec le passage du papier à l’écran d’internet.

Florence Le Cam (Université Rennes 1), Regard sur les stratégies de discours collectives des journalistes du Québec (1880-2005)

SÉANCE 6. Nouveaux supports, nouvelles contraintes : la remise en jeu des modèles éditoriaux

Marie-Christine Lipani-Vaissade (Université Michel Montaigne, Bordeaux 3), Un support de qualité au service d’un état d’esprit : l’exemple de la revue Médias

La critique des médias regroupe un corpus de textes dispersés en raison de leur esprit, de leurs formes, des auteurs qui les énoncent -que ces derniers soient journalistes ou non, observateurs éclairés, citoyens anonymes-, et des supports les mettant à la disposition du public. Ces métadiscours sur le journalisme et ses pratiques, pour reprendre Michel Foucault, « seraient des pratiques discursives discontinues qui se croisent, se jouxtent parfois mais aussi bien s’ignorent ou s’excluent. » Cette définition est assez représentative de la revue trimestrielle Médias  ; objet privilégié de notre étude dans le cadre du colloque « Matière et esprit du journal »

Médias (né en octobre 2003) compte aujourd’hui près de 24 numéros. Elle se présente comme une revue spécialisée sur les médias mais dans une approche plutôt grand public. Robert Ménard, actuel directeur de la rédaction et ancien patron de reporters sans frontières est clair : « à quoi sert un média qui parle des médias ? (…) A défendre ses confrères ? Ou bien à décrypter, décoder, donner la parole à ceux qui ne l’ont plu ? A combattre le journalistiquement correct ? »

Ces mots sont visibles dans la plupart des bulletins d’abonnement intégrés à la revue. Le ton est donné.

Ce positionnement éditorial s’affiche à travers différents types de textes et trois principaux éléments rendent visible cette différence : les rédacteurs, les contenus et la forme des papiers ou plutôt le genre journalistique qu’ils convoquent. Ainsi, le chemin de fer alterne entre des papiers informationnels et des enquêtes s’insérant dans la pure tradition journalistique, des cartes blanches confiées à des personnalités connues issus des médias, (plusieurs cartes blanches par numéro au contenu éloigné ou contradictoire), des débats entre deux protagonistes aux positions très éloignées, un entretien avec un grand témoin (sociologue, écrivain, philosophe…), le portrait d’un kiosquier, une interview consacrée à une personnalité controversée souvent conduite par un journaliste de renon, des dessins de presse…

Mais la rédaction de la revue a aussi choisi de valoriser la critique des médias à travers son support lui même, ce qui la différencie, entre autres, des nombreux sites internet se consacrant à la critique des médias. En effet, il existe peu de supports écrits entièrement dédiée à cette thématique. Médias a misé sur la qualité du support, avec un papier d’une grande tenue, une maquette visuelle, aérée…, donnant ainsi à l’exercice, le discours sur les médias, une forme encore plus attractive et à la hauteur des enjeux. Pour cette revue, le discours sur la forme passe à travers la qualité de son support.

Valérie Croissant et Annelise Touboul (Université Lyon 2), Journalisme et Internet : 15 ans de discours d’ajustement

1995… La presse en ligne est saisie dès ses débuts par la fureur des prédictions de tous ordres partagées entre extase et effroi. 15 ans plus tard, où en est-on ? L’information en ligne est devenue une réalité dont certains dirigeants, consultants et analystes estiment quelle constitue l’avenir des médias. Mais qu’en disent les journalistes ? Que sont devenus les thèmes qui les préoccupaient entre 1995 et le début des années 2000 ? Quelle conscience ont-ils des mutations qui affectent la nature de l’information depuis que cette dernière est conçue, diffusée et reçue via Internet ?

Dans cette étude, nous posons un regard rétrospectif sur les discours des journalistes à propos de l’évolution de leurs supports et de leurs pratiques en mettant en perspective deux périodes : celle des débuts des journaux en ligne (1995-2000) et celle, contemporaine, qui voit certaines thématiques anciennes occuper l’actualité, alors que d’autres disparaissent ou s’ajustent.

Cette approche des discours journalistiques s’appuie sur la formulation de deux hypothèses principales.

La première consiste à affirmer que les journalistes présentent les évolutions à l’œuvre dans leur pratique comme la conséquence des potentialités du dispositif technique conjuguées avec les orientations imposées par le marketing ; une relation désormais présentée comme une évidence.

La seconde envisage le fait que les journalistes associent le travail quotidien de la mise en forme de l’information à des valeurs qui sont au cœur de l’idéal normatif de la profession alors que leurs analyses semblent finalement guidées par la volonté de préserver leur position sociale.

Nous avons dégagé trois thématiques principales afin de cerner l’évolution des discours sur la forme et non pas de la forme. Nous traitons dans un premier temps la thématique de l’écriture journalistique qui, s’appuyant sur des traditions professionnelles fortes, tend à être brandie comme une compétence qui se complexifie par l’usage du multimédia ou de l’hypertexte ou au contraire qui s’affaiblit par la recherche constante du format court. Dans un second temps, nous traitons d’un élément qui entre dans la définition même du journal à travers la question de la temporalité de l’information. Enfin, nous terminons par une thématique qui donne lieu au plus grand nombre de discours actuellement, qui est celle de la relation, traitée successivement dans nos périodes d’étude comme interactivité puis comme participation.

Isabelle Hare (Université de Poitiers), De la contrainte du support, au support de la contrainte : le cas Bakchich. Le papier au secours de l’information en ligne ?

À l’automne 2009, les sites d’information en ligne, comme Médiapart, Rue 89, Arretsurimages, Terra Eco ou encore Bakchich ont créé le Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en ligne (SPIIL). Au-delà de la défense générale de leurs intérêts, la création du SPIIL est une réponse à la conjoncture médiatique. En effet, alors que certains médias et journalistes décrient la pratique journalistique des sites d’information en ligne, l’actualité médiatique semble déplacer la problématique à la fois en aval et en amont du discours journalistique. En aval, car l’équilibre économique de ces médias en ligne est loin d’être assuré, du fait notamment de recettes publicitaires insuffisantes. En amont ensuite, car cette situation a provoqué un effet « pervers », sorte d’évolution inverse dans le champ médiatique, si l’on considère que l’information en ligne et la promesse d’un média global constituent un « mieux informant ».

Retour au point de départ donc : c’est-à-dire, à l’information papier. Bakchich est une illustration de ce phénomène singulier, puisque le site d’information satirique opère une forme « de retour en arrière » en passant du web au papier. Ne parvenant pas à trouver l’équilibre financier, la société éditrice Bakchich a déposé le bilan et a été mise en redressement judiciaire depuis début novembre 2009. Elle propose une version papier parallèlement à son édition en ligne depuis octobre 2009. Néanmoins, le seuil de viabilité de l’entreprise Bakchich impose une diffusion à 30 000 exemplaires/jour pour l’édition papier.

Au-delà du « pied de nez » au bon sens informationnel actuel – au sens littéral du terme, i.e. passage du papier au Web – la trajectoire éditoriale réalisée par Bakchich – du Web au papier – est doublement intéressante. D’une part, elle questionne fortement la contrainte du support web sur l’information en termes économiques ; pour survivre, l’information en ligne doit-elle devenir payante ? D’autre part, elle suppose une réflexion plus générale sur les modulations éditoriales inhérentes à ce dédoublement de formes et sur l’audience.

Deux points peuvent être soulevés : faire de l’information coûte de l’argent et la contrainte financière n’est pas inhérente au seul support papier, parler d’une information gratuite en ligne est donc une aporie. Par ailleurs, imputer la crise de la presse d’information au seul support serait une erreur ; il s’agit aussi d’une crise de contenu et c’est plus largement le journalisme à travers le prisme d’une écriture de l’actualité et de l’information beaucoup plus participative qui doit être questionné.

Valérie Jeanne-Perrier (Cela, Université Paris Sorbonne, Paris 4), Twitter, ou le dernier avatar d’un espace de discussion journalistique